LE BERGEr
Vêtu de laine beige et des plus grosses toiles,
Les mains sur sa houlette et le front dans les cieux,
Il est le confident grave et silencieux
De l'herbe et des rochers, du vent et des étoiles.
Tandis qu'en ses taudis notre monde empesté
Grouille, la ruse au cœur et le mensonge aux lèvres,
Lui, monarque innocent des moutons et des chèvres,
Il poursuit son colloque avec l'immensité.
Il vit et meurt sans voir notre race flétrie ;
Du pantin politique à l'obscur plumitif,
Il nous ignore ; il a, seul pur et primitif,
Les cimes pour domaine et l'éther pour patrie.
Une pitié le prend s'il aperçoit d'en haut
Les petits échiquiers de la basse culture ;
En est-il de pareils tracés par la nature
Au vaste firmament où plane la gerfaut?
Il roule, dans la paix souveraine des nues,
Un songe si profond que l'on croirait qu'il dort ;
Il sent fleurir en lui l'âme de l'âge d'or
Et saisit le secret des plaintes inconnues.
Son bon chien, en arrêt devant sa majesté,
Contemple avec amour ce roi de la montagne
Dont l'âpre solitude est l'unique compagne,
Et qui hume à longs traits l'air de la liberté.
De son trône géant, que nul assaut ne brise,
Il domine si bien les plus fiers potentats,
Qu'il ne laisserait point, pour leurs pauvres états,
Le long bâton de houx et la capette grise.
Nulle crainte qu'il daigne en son sein héberger
L'infime ambition qui ronge nos poitrines ;
Il n'entend que la voix du vent et des clarines,
L'idiot génial, l'humble et naïf berger!
Raoul LAFAGETTE